Avril 1984. Je suis lycéen, et les vacances de Pâques s’annoncent sans surprises en ce qui me concerne : Des lectures de romans (principalement de science-fiction en piochant dans la bibliothèque fournie du pater), quelques parties de wargames avec des cousins de passage, des virées à vélo pour se faire une toile avec des potes, de la programmation et des jeux sur l’Atari 520ST acquis tout récemment et des écoutes de cassettes de groupes improbables dans ma chambre.
Sauf que…
Un de mes amis de classe m’a proposé un truc pour le lundi à venir. Il a emménagé dans la ville en début d’année scolaire et il aimerait monter un groupe de joueurs pour un jeu que lui a fait découvrir un de ses amis franco-américain il y a une paire d’années. « Pourquoi pas. » lui réponds-je. D’autant plus que la famille a annoncé que les cousins ne passeront pas, qu’il n’y a rien qui me tente au cinoche, que je n’ai pas de nouvelles cassettes audio à écouter en ce moment et que les accès à l’ordinateur sont restreints par décret familial suite à un premier trimestre peu reluisant d’après mes notes. « Comment il s’appelle, ton jeu ?.. »
« AD&D. Pour Advanced Dungeons & Dragons ».
Lundi, premier jour des vacances de Pâques. En début d’après-midi, j’arrive après 15 minutes de vélo à l’adresse d’un des joueurs. On fait ça chez lui parce que dixit Bernard, l’ami qui va nous faire jouer au jeu : « Il faut de la place, genre un très grande table ». On se retrouve donc dans une dépendance à côté du garage, tous assis autour d’une immense planche de bois installée sur des tréteaux. Bernard me présente à son jeune frère et aux autres joueurs présents, et me tends une feuille de papier recouverte de chiffres en me disant : « Tiens, ce sera ton personnage. Trouves lui un nom, et les autres t’expliqueront comment jouer ». Me voilà donc avec un demi orque assassin, que je baptise « Tlön Uqbar » pour faire couleur locale après avoir écouté la présentation des personnages des autres joueurs (En fait, c’est le seul nom qui m’était venue à l’esprit, vu que je venais de terminer de lire « Tlön Uqbar Orbis Tertius » de Borges la veille).
Je déboule donc dans une « campagne » (On m’explique rapidement que la partie a démarré avant et que j’entre dans le jeu en cours) où les personnages doivent aller dans un monastère pour déchiffrer une énigme qui leur permettra d’accéder à un immense trésor. Premier contact avec l’heroic fantasy. J’ignorais alors son existence, jusqu’au terme d’appellation du genre. Mes lectures les plus proches s’y rapprochant seraient les romans du cycle de John Carter de Burroughs, mais c’est de la science fantasy. Mais j’aime beaucoup ce côté anachronique que je trouve très dépaysant pour le jeune geek informatique que je suis.
Autre surprise : Tout est marqué en anglais ! A l’époque, ma connaissance de la langue de Shakespeare est loin d’être une priorité, et donc je panique un peu devant ces tableau et ces termes que je ne comprends pas. « Ne t’inquiètes pas. » me dit l’un des joueurs. « L’important, c’est les nombres. Et les chiffres sont universels… » (Tellement vrai). Et donc, après un petit passage en aparté avec le MJ, on y va. On se retrouve donc tous dans une auberge, et le groupe m’engage comme monte-en-l’air vu que leur précédent voleur s’est fait tué lors de leur dernière mission. Je suis un peu décontenancé par ce jeu. On dirait un roman écrit en direct, mais j’y participe de l’intérieur. Je trouve cela étrange, et surtout fascinant.
On arrive donc au monastère où le moine en chef nous remet une énigme écrite sur un parchemin (que remet le MJ en mains propres aux joueurs, et je trouve que c’est trop la classe). Mais il y a des règles à suivre : Toutes les 15 minutes, le moine vient nous trouver et nous demande la réponse à l’énigme. Si la réponse est fausse ou si on ne peut en donner aucune, alors il y aura un duel entre un membre de l’équipe et un des moines du monastère dans une arène prévue à cet effet. Si le personnage remporte le combat, nous avons droit à 15 minutes supplémentaires. En revanche, s’il perd, nous devons quitter les lieu et ne pas revenir avant une lunaison complète.
Aujourd’hui, avec l’expérience ludique acquise, je peux dire que c’était très bien trouvé de la part du MJ. Une bonne dose de pression mise sur les joueurs afin de faire monter l’adrénaline. Faire cogiter tous les joueurs pour trouver l’énigme. Et enfin insérer régulièrement un combat pour relancer le challenge. Ça marche du feu de dieu. Moins d’une heure après le début de partie, je suis à fond dedans. Je me triture les méninges pour résoudre cette foutue énigme et j’ai des pic d’adrénaline lors de mon premier combat virtuel par personnage interposé. Bref, je deviens accroc au jeu de rôle.
Petite anecdote qui m’a durablement marquée : Lorsque c’est au tour du paladin de l’équipe à combattre, je viens vers lui et lui tends une de mes dagues empoisonnées en lui disant : « Ça pourra toujours t’aider au cours du combat… ». Ce qui m’a marqué, c’est la réaction très classe et ludique du joueur. Il prend la dague, l’examine, puis l’essuie méticuleusement avec le revers de sa cape avant de me la rendre. Et il ajoute : « Je ne mange pas de ce pain là ». A ce moment là très précisément, je me suis dit que ce jeu là était fait pour moi.
On a joué tous les jours de la semaine qui ont suivi, avant que le MJ ne parte en congés avec ses parents. Le lendemain, j’ai mis moins de 5 minutes à vélo pour retrouver tous les joueurs et continuer la partie de la veille, tellement j’avais envie de recommencer à ressentir ces merveilleuses sensations. J’ai forcément demandé si je pouvais lire les livres de jeu en rapport, et c’est à partir de cette date que mon niveau en anglais a commencé à monter en flèche. Mes parents étaient contents de voir que je n’étais plus scotché devant l’écran de la télévision, l’ordinateur en marche. Mais ils ont très vite déchantés lors des semaines et des mois qui ont suivis.
Qu’est-ce que ça m’a apporté ? Outre le fait qu’un quart de siècle plus tard, je publiais un jeu de rôle sur les chats, ça m’a ouvert aux autres et élargi mon horizon culturel. Ouvert aux autres car j’avais une forte propension à me refermer sur moi-même à cette époque de ma vie. Et là, je découvre d’autres personnes de mon âge, inconnues jusqu’alors, qui s’amusent en interagissant par personnages interposés. Il n’a pas fallu longtemps pour découvrir aussi qu’il existait des clubs de jeux de rôle qui regroupaient encore plus d’aficionados, et des conventions en région qui donnaient accès à plus de jeux et plus de monde. L’horizon culturel en a pris aussi un sacré choc. J’étais restreint à de la littérature de science-fiction et d’un coup, je découvre que ce n’est qu’une (minuscule) facette d’un tout énorme, bigarré, foisonnant et passionnant. J’ai d’un coup lu une tonne de livres qui n’étaient pas dans mon habitude littéraire, potassé et appris une tonne d’informations sur une palette de culture générale élargie et me suis intéressé à moult choses (des relais auberges du moyen-âge à l’apparition des mousquets, en passant pas les construction de puits) juste pour pour rendre crédible les univers ludiques bâtis.
Et surtout, j’ai entrouvert la porte d’un jeu qui m’offre ce dont je n’avais jamais osé rêvé : Un univers ludique sans contrainte, ou le plateau de jeu est inexistant et où les choix sont quasiment illimités. Du pur bonheur !