Je ne me souviens plus précisément de l’année, peut-être 1988 ou 1989… Cela faisait déjà quelques années que je pratiquais le jeu de rôle. D’abord avec des amis, ceux qui me l’avait fait découvrir. Puis ensuite avec d’autres joueurs, lorsque nous avons découvert qu’il existait des clubs de jeux de rôle, et que nous avions rejoint « les Dés Fendus » à Villeneuve d’Ascq, dans la banlieue lilloise, où je rencontrais ceux qui deviendraient plus trad de très proches amis. Et là, j’allais avoir ma troisième épiphanie ludique. Car nous allions ce samedi à un événement qui m’excitait autant qu’il m’intriguait : une convention de jeux de rôle.
Cette convention se tenait à une trentaine de kilomètres de Lille, à Hénin-Beaumont. Elle était organisée par l’association « les Nains des Beaux Monts » (Oui, je sais. A l’époque, les clubs de jeux de rôle aimaient avoir des noms foireux. C’en était presque un concours national. J’avais une théorie là-dessus. Je pensais que la mafia des noms des salons de coiffure catastrophiques avait noyauté les clubs de jeux de rôle. Cette théorie n’a malheureusement jamais pu être vérifiée.) et se déroulait en deux sessions : Une le samedi après-midi et une autre dans la nuit de samedi à dimanche. Franchement, trente bornes à faire, c’est rien du tout. Mais à l’époque, c’était une véritable expédition. Les deux seuls détenteurs d’un permis nous ont embarqué dans leurs voitures respectives, et nous voilà arrivant à huit personnes sur place.
Premier choc : il y a du monde. Enfin, traduire : il y a au moins une quarantaine de personnes venues pour cette occasion. Deuxième claque : Il y a des exposants en nombre conséquent. Des vendeurs de livres de jeux, de figurines, d’accessoires, de bouquins de science-fiction et de fantasy, etc. Je me maudis de n’avoir pas grand-chose en argent liquide sur moi, et je bave d’envie sur tout ce qui s’étale sous mes yeux. Troisième surprise : Il y a un tournoi de AD&D prévu. Pour s’y inscrire, il faut être six. Cinq joueurs et un maître de jeu. On se concerte rapidement entre nous, mais l’occasion est trop belle. Nous voilà donc une équipe au complet (les deux autres partent faire une partie de « Junta » dans la salle adjacente des jeux de plateaux). Et comme je n’ai pas un kopeck en poche, c’est moi qui hérite du rôle de MJ, qui est gratuit (alors que les joueurs payent dix francs de leur poche).
Je découvre donc mon premier tournoi de jeu de rôle, et de l’autre côté de l’écran. Les organisateurs appellent les MJ une heure avant, et nous donnent le scénario tout en nous briefant dessus. Honnêtement, j’ai complètement oublié ce dont il s’agissait (Une histoire de mine léguée il me semble). Bref, le temps venu, me voici face à un groupe de joueurs que je ne connais pas, et la partie commence après avoir distribué les pré-tirés (règle d’or d’une convention : toujours des pré-tirés, jamais de création de personnage). Et c’est parti ! Je me souviens que les organisateurs s’étaient scindés en trois groupe de cinq, et qu’ils passaient de temps en temps dans les salles où nous jouions, en nous écoutant silencieusement et en griffonnant des notes sur leurs calepins respectifs.
Bref, il est 18h30. Fin des parties. Je me restaure d’un jambon beurre et d’un coca avant la proclamation des résultats, tout en discutant avec mes camarades pour savoir qui ils ont joué comme personnage, ce qu’ils ont fait et jusqu’où ils étaient arrivés. Puis vient la proclamation des résultats. Les organisateurs énoncent les équipes de joueurs et le MJ pour la troisième, seconde et finalement première place. J’ai mis quelques secondes à réaliser que le MJ gagnant à la première place, c’était moi. Personnellement, je m’étais trouvé passable, ni bon ni mauvais. J’avais juste fait ce que je faisais d’habitude, ni plus, ni moins. Et voilà qu’on me tendait la version française de « Stormbringer » sous les applaudissements des rôlistes rassemblés là. La vie vous fait des trucs bizarres. Parfois, c’est des coups vaches qui font mal et vous laissent des bleus à l’âme. Et d’autres fois, ce sont des pépites inattendues qui vous marquent durablement. Ce moment était l’un d’eux.
Mais ce n’est pas là que j’ai eu mon épiphanie. Nous nous préparions à prendre congés et rentrer chez nous lorsqu’un des organisateurs vient me trouver. Il m’explique qu’ils ont un groupe de trois jeunes (12-14 ans) qui voudraient jouer la session de la nuit, mais qu’il leur manque deux joueurs pour compléter leur équipe. Il nous demande donc si trois d’entre-nous accepteraient de les rejoindre pour compléter leur équipe, en fournissant un MJ dans le lot. On se concerte rapidement, et on tombe d’accord : Cinq d’entre-nous rentrent directement, et les trois autres restent et rentreront plus tard dans la nuit. Comme j’ai fait MJ l’après-midi, c’est un autre qui s’y colle. Je serai donc joueur avec mon bon ami Xavier. On fait rapidement la connaissance des petits jeunes, trop contents de pouvoir participer à cette session nocturne, et on part s’installer pour jouer lorsqu’on nous appelle.
Je me souviens que les jeunes prennent le ranger, le guerrier et le voleur. Xavier interprétera le magicien, et votre serviteur le clerc (Oui, à l’époque on parlait du clerc et pas du prêtre). Et c’est parti ! Rapidement, Xavier et moi voyons que les jeunes joueurs sont à fond dans la tactique et les chiffres. Ils jouent comme dans un wargame, en gérant un seul pion : leur personnage. A priori, ils ne connaissent pas la notion de « roleplay ». Et donc nous nous mettons d’accord pour leur en montrer un peu. Lors du premier combat, alors qu’ils sont tous en train de déterminer leur THACO, de se positionner au mieux et d’essayer d’infliger un maximum de dégâts à la créature velue et cornue qui nous agresse, Xavier & moi nous lançons dans un dialogue qui a du leur paraître totalement surréaliste :
Le magicien : « Cette créature cornue est très certainement un démon, cher confrère ecclésiastique. Et il est bien connu que les démons craignent le froid. Voyez par vous même… » Et s’adressant au MJ « Je lui lance un cône de froid… »
Le clerc : « Que nenni, cher collègue athée. Le poil indique qu’il s’agit là d’une variété peu connue de loup garou. Il faut donc des armes en argent pour lui infliger des dégâts. Mais je peux aider nos amis combattants en invoquant l’aide de ma déesse pour contrer les attaques de cette monstruosité. » Et s’adressant au MJ « Je lui lance un sort de protection contre le mal sur le groupe… »
On a continué comme ça jusqu’à la fin de la partie, sous le regard ébahi et amusé des jeunes joueurs. Lorsqu’on a quitté la table de jeu, deux d’entre eux nous ont demandé si on jouait tout le temps comme ça, parce que c’était vraiment cool, et que ça changeait de leurs parties habituelles. C’est là que j’ai eu ma révélation ludique. Jouer régulièrement avec ses amis rôlistes, c’est cool et c’est fun. Mais si vous ne faites que cela, vous vous enfoncez dans une espèce de consanguinité ludique. Vous finirez par faire toujours les mêmes choses avec les mêmes personnes, et vous finirez par vous en lasser. C’est pour cela que de temps en temps, il faut aller voir ailleurs et jouer avec d’autres personnes. Cela vous fera découvrir de nouveaux jeux, de nouvelles façons de jouer, vous donnera de nouvelles idées pour rafraîchir vos parties quotidiennes. Bref, sortez de temps en temps de votre trou et essayez des jeux inconnus, avec des inconnu(e)s. Pour cela, je ne tarirai jamais d’éloges concernant les conventions rôlistes. Ce sont des occasions rêvées pour voir de nouvelles têtes, essayer de nouveaux jeux et, quand c’est possible, pour échanger avec des auteurs de jeux.
Et donc le message est simple : Allez en convention, découvrez un maximum de choses et éclatez-vous ! Cela fait quelques années que, en tant qu’écumeur de convention biclassé auteur de jeu de rôle, je vois des familles rôlistes entières venir pour s’amuser. Je ne peux que m’en féliciter, et je vous incite à faire de même.